La porcelaine de Limoges en son écrin

Les deux salles consacrées à la porcelaine de Limoges constituent le point d’orgue de la visite. Situées au premier étage du musée historique, elles ont à la faveur des travaux retrouvé leur volume d’origine et un éclairage zénithal. Les murs ont été peints dans une couleur sombre sur laquelle se détachent vingt-deux vitrines qui semblent figées dans un élan dynamique. Nimbées d’une douce lumière diffusée par la verrière, ces “conques” blanches servent d’écrin à une collection de porcelaine de Limoges unique au monde, qui retrace l’histoire de la production limousine de la fin du XVIIIe siècle à nos jours. Autour, à l’image d’armoires familiales, de grandes vitrines murales renferment des services de table et des pièces uniques créées pour les Expositions universelles. Parlant de la mise en scène de ces espaces, Zette Cazalas a défini son travail comme la “photographie d’une salle de bal qui fêterait l’art de la porcelaine”.

La première salle invite à découvrir les grandes étapes de l’histoire de la porcelaine de Limoges entre 1771 – création de la première manufacture – et la fin du XIXe siècle, moment d’apogée de l’industrie porcelainière. La manufacture dite “du comte d’Artois” fut la première entreprise fondée sur le sol limousin après la découverte des gisements de kaolin de Saint-Yrieix-la-Perche. Créée en 1771 avec le soutien de Turgot, elle reçut en 1774 la protection du second frère de Louis XVI et marqua dès lors sa production des initiales “CD”. En proie à de sévères difficultés techniques et financières, l’entreprise fut rachetée en 1784 par la manufacture royale de Sèvres, qui, en 1788, nomma un nouveau directeur, François Alluaud. Sous sa direction, la qualité de la production s’améliora et les décors se diversifièrent, mais les troubles nés de la Révolution eurent raison de la manufacture, vendue en 1796. La production de la manufacture du comte d’Artois fut tôt représentée au musée. De nombreuses pièces auparavant conservées dans les réserves faute de place sont désormais exposées aux yeux du public.

Les figures tutélaires des premières décennies du XIXe siècle – Pierre Tharaud, Étienne Baignol et François II Alluaud – appartenaient à une génération qui recueillit les savoir-faire de la manufacture du comte d’Artois. Ces hommes entreprenants développèrent leurs talents de porcelainiers au cours de la Restauration et ouvrirent la voie à l’industrialisation. En contrepoint des pièces artistiques présentées dans les “vitrines conques”, les vitrines murales évoquent les progrès techniques nés des travaux de ces pionniers : émaux bruns de François II Alluaud, passionné de minéralogie, décors de grand feu de Jean-Baptiste Ruaud, ingénieur de formation… Au fil des vitrines se dessinent également l’ouverture de la production limousine au marché parisien et le foisonnement décoratif qui suivit l’installation à Limoges en 1832 des bronziers Jean-Baptiste Valin et Michel Aaron. Une trentaine de sociétés porcelainières étaient alors actives à Limoges, et leur production, jusqu’alors largement orientée vers les services de table, se tourna vers les objets décoratifs : une vitrine est consacrée à cette production qu’en l’absence de marque, il est souvent difficile d’attribuer à une manufacture précise.

Ode aux “blancs de Limoges” qui s’épanouirent dès les années 1850, les vitrines sont dotées de tablettes noires en verre fumé qui conduisent le visiteur à appréhender la porcelaine de Limoges avec un nouveau regard : la matière y est magnifiée et les formes – sculptures en biscuit, émaux cloisonnés translucides – s’y découpent avec subtilité. La muséographie accorde naturellement une large place aux chefs-d’œuvre présentés à l’occasion des Expositions universelles, au cours desquelles les porcelainiers de Limoges rivalisèrent d’audace et de virtuosité : ainsi du surtout Cérès riche que la manufacture Pouyat exposa à Paris en 1855. Au milieu de la galerie, le Salon d’honneur présente une table dressée avec le service Grain de riz, révélé lors de l’exposition de 1878. Conçu comme une period room, cet espace accueille également une cheminée réalisée par l’École nationale des Arts décoratifs de Limoges.

L’ouverture de Limoges aux marchés d’exportation, et notamment au continent américain, constitua l’un des faits notables de la seconde moitié du XIXe siècle. David Haviland s’établit à Limoges en 1842 avant d’y ouvrir sa première société en 1847. En 1872, son fils Charles-Edward créa un atelier artistique dans le quartier parisien d’Auteuil. Il en confia la direction à Félix Bracquemond : le Service parisien (1876) renouvela profondément les thèmes et les décors de la porcelaine et ouvrit Limoges au japonisme.

La seconde salle d’exposition présente les évolutions stylistiques qui ont marqué Limoges depuis le début du XXe siècle. Au cœur de cette collection se trouve l’ensemble réalisé par la manufacture Gérard, Dufraisseix et Morel (GDM) – devenue Gérard, Dufraisseix et Abbot (GDA) en 1900 – pour la galerie de Siegfried Bing, L’Art nouveau. Spécialisée dans les décors de grand feu, l’entreprise a édité des pièces d’après des modèles de Paul Jouve, Edward Colonna et Georges de Feure. En 2010, l’acquisition de pièces et de moules de la manufacture est venue compléter le fonds historique du musée, permettant d’exposer plusieurs pièces du service Limoges présenté lors de l’Exposition universelle de Chicago en 1893.

L’Exposition internationale des Arts décoratifs qui se tint à Paris en 1925 constitua un puissant stimulant pour les manufactures de Limoges. Les vitrines consacrées à cette période accordent une large place aux artistes sollicités par la manufacture Théodore Haviland (Édouard-Marcel Sandoz, Suzanne Lalique, Jean Dufy…) et aux créateurs qui s’illustrèrent durant cette période, à l’instar de Léon Jouhaud ou Camille Tharaud. Fidèle à sa vocation de centre de recherche axé sur l’histoire de la porcelaine limousine, le musée s’attache aussi à présenter des manufacture moins connues afin d’offrir au public un panorama complet de la production. L’empreinte de la porcelaine limousine dans la vie quotidienne est abordée dans cet espace : les vitrines murales permettent de revenir sur les mutations engendrées par la Première Guerre mondiale (féminisation des usines, développement de la fabrication de têtes de poupées et de fèves) et les évolutions techniques (apparition de la porcelaine à feu dite “aluminite”, isolants électriques…). Une section est consacrée aux services prestigieux réalisés pour les rois, princes et présidents du monde entier (assiettes des présidents américains Lincoln et Hayes, service de la reine Maria Pia du Portugal, service privé de l’impératrice Eugénie…).

Enfin, une large place est accordée à la création moderne et contemporaine afin d’illustrer la vitalité de la porcelaine de Limoges, tant dans le domaine des arts de la table que dans celui de la création artistique. Ayant surmonté les difficultés de l’après-guerre, marquée par des investissements importants dans les outils de production, les manufactures se consacrèrent au renouvellement des formes et des décors à partir des années 1960 (collaborations avec Jean Lurçat, Jean Picart Le Doux, Jean-Jacques Prolongeau, Raymond Loewy, Roger Tallon, Marc Held…). De cet esprit fécond jaillirent de nouvelles initiatives que l’association Artes Magnus ou le Centre de Recherches sur les Arts du feu et de la terre (CRAFT) ont mis à profit pour inviter des artistes non familiers de la céramique à s’approprier la porcelaine comme moyen d’expression et de création.

Depuis toujours, les manufactures de Limoges comptent parmi les partenaires privilégiés du musée. Les “tables des porcelainiers” permettent d’exposer à un rythme régulier les dernières créations en porcelaine de Limoges . À l’issue de ces présentations, ces œuvres sont généreusement offertes au musée par les porcelainiers : à la faveur de ces dons, ce sont des centaines de pièces qui ont été inscrites sur les inventaires, transformant le musée en une sorte de “dépôt légal” des créations de son temps. La visite s’achève dans une salle adjacente où, dans une atmosphère féérique, de subtils jeux de lumière révèlent la translucidité des lithophanies en porcelaine.